Humeurs, réflexions : Spirit of Jazz vous fait part ici de son "spirit"...

“Une musique de l’instant”

Entretien avec Michael Spike Wilner, mai 2016

Le pianiste Michael Spike Wilner est un créateur unique. Son approche du piano est une synthèse très personnelle de jazz moderne avec des échos d’Earl Hines ou Erroll Garner, McCoy Tyner et Tommy Flanagan. Mais non content de construire patiemment une œuvre aussi exigeante que lumineuse, Spike Wilner est aussi co-propriétaire de deux clubs à New York, Smalls et Mezzrow. Il nous parle aujourd’hui de son initiative, le LiveStream, qui permet un abonnement quotidien aux concerts de Smalls, et le Artist Revenue Share Project, système de redistribution directe des bénéfices aux musiciens.

 

 

1) Quel est l’état de l’économie du jazz ?

Le jazz est une nation économique qui a toujours été faible financièrement mais riche sur le plan spirituel. Quand on est dans le jazz, qu’on soit musicien, critique, agent, fan ou patron de club, c’est par amour de la musique. Cela étant dit, mes deux clubs, Smalls et Mezzrow, se portent très très bien ! Nous n’avons jamais eu autant de monde pour nos concerts. Des gens de tous horizons viennent à Smalls, notamment beaucoup de spectateurs européens et japonais. Je crois que le jazz n’a jamais connu autant de succès, même s’il est difficile de se rendre visible dans un marché foisonnant. Les fermetures de clubs sont plutôt dues à des problèmes d’organisation que de fréquentation.

 

2) Comment les musiciens ont-ils réagi à la baisse des ventes d’albums ?

Je ne crois pas que les musiciens de jazz aient jamais vraiment eu comme objectif des ventes faramineuses, hormis quelque uns qui ont atteint le statut de superstars. La plupart des artistes gagnent peu sur les ventes et les droits : les disques servent surtout à les faire connaître et à diffuser leur musique. Le jazz, heureusement, est une musique de l’instant, contrairement au rock et à la variété qui sont fondées sur le travail en studio. Le jazz survivra parce qu’il est dans sa nature d’être une musique de l’instant.

 

 

3) Le système de plateforme et de streaming est-il avantageux pour les musiciens ?

Je crois qu’il ne possède d’avantage que pour les gros poissons qui sont propriétaires de ces plateformes. L’impératif de la création de SmallsLIVE a été de mettre au point un système aussi équitable que possible. Il a été conçu dans une optique artistique qui profite au musicien. Le musicien possède 100% de la propriété des enregistrements et de la publication des enregistrement. Le streaming lui même est partagé à 50% entre le musicien et le label. C’est une relation symbiotique. Les temps où la maison de disques était propriétaire de tous les droits sont terminés. Aujourd’hui, il faut que les musiciens et le label travaillent ensemble pour survivre ensemble.

 

4) Y a-t-il d’autres moyens que ces plateformes pour que ce soient les musiciens qui  touchent quelque chose ?

D’où viennent ces revenus ? Dans le jazz, ce sont les ventes de place de concert qui constituent la source des revenus. Je crois que la ressource que l’on a négligé, c’est le live stream. Les festivals pourraient facilement proposer une offre de passes électronique qui permette au public d’assister aux concerts depuis le monde entier. C’est un revenu qui peut être partagé avec l’artiste facilement. La technologie en streaming ne coûte pas cher et il faut en tirer tout le parti possible.

 

5) Pensez-vous que le système d’archives, de live stream et de partage des revenus initié par Smalls puisse faire école ?

Absolument ! Notre modèle est parfaitement adapté à notre époque où l’enregistrement n’a plus de valeur intrinsèque. L’enregistrement et la distribution ne générant plus de revenus, leur valeur est de contribuer à la promotion des musiciens. L’atout de SmallsLIVE, c’est notre réputation et la qualité de nos archives. Comme les artistes possèdent leurs enregistrements, ils peuvent les vendre à un autre label s’ils le veulent. Nous demandons simplement de pouvoir conserver l’enregistrement dans nos archives.

 

6) Quelle est l’atmosphère de Smalls ? A quoi ressemble le jazz qu’on y entend ?

Smalls est très convivial. C’est un club de musiciens dirigé par des musiciens. Donc, tout le monde vient jeter une oreille et discuter. Les musiciens viennent à Smalls pour se donner rendez-vous, s’écouter et se tenir au courant de la musique qui se joue aujourd’hui. Nous tenons énormément à être un lieu un peu after-hours donc nous fermons très tard ! Nous tenons aussi à ce que les jeunes musiciens puissent se faire entendre et faire leurs armes, donc nous favorisons les jam sessions. On trouve tous les styles mais la musique de Smalls reste ancrée dans la grande tradition du jazz new-yorkais.

 

 

Le jazzman qui inventa le swing équitable

26 mai 2016

 

C’est un vrai défi lancé au fonctionnement des plateformes de téléchargement. En redistribuant 50% des revenus de la diffusion en Live Stream des concerts de Smalls, son club de Greenwhich Village à New York, le pianiste Michael « Spike » Wilner invente une nouvelle économie solidaire tout en accumulant chaque soir d’incroyables archives sur le jazz en train de se créer.

 

L’économie du jazz réside dans sa convivialité : sans un public prêt à sortir et à partager la musique dans le feu du moment, ce ne sont pas les droits qui vont faire vivre la musique… Même très consultés, les albums disponibles sur les plateformes de téléchargement ne génèrent de revenus que pour les plateformes elles-mêmes. Spike Wilner, pianiste propriétaire de Smalls, propose tout simplement que son club devienne une plateforme équitable.

 

Pour l’abonné, cela permet un concert en direct tous les soirs et un accès illimité aux archives. Pour les musiciens, la redistribution est directement calculée sur le temps de visionage. 50% des revenus vont au club et 50% aux musiciens — à titre de comparaison, Spotify reverse 0,005 euro par titre écouté… En plus, les musiciens restent propriétaires de leurs enregistrements et des copyrights. Bref, Smalls se met à leur disposition pour enregistrer leur musique, la diffuser et devient un outil de promotion d’une rare flexibilité. 

 

Avec près de 1000 musiciens et 10 000 concerts archivés, Smalls Live est un véritable laboratoire spontané où la création musicale et le bouillonnement artistique turbulent de Smalls deviennent accessibles en direct dans le monde entier : avec l’abonnement au Live Stream, Smalls est chez vous tous les soirs !

 

Effet singulier de la mondialisation, avec un tel principe d’abonnement au Live Stream, on peut devenir à distance un intime de la scène new-yorkaise. Alors que l’on fêtera l’an prochain les 100 ans du premier enregistrement de jazz, la créativité musicale et économique de cette musique reste vivace. Le jazz n’a pas fini de nous étonner…

 

www.smallslive.com                                                             www.mezzrow.com

 

 Contact attaché de presse : Jean Szlamowicz, tél. 06 71 48 72 86; slam@spiritofjazz.fr

 

 

 

 

Piano Man

 Michael Spike Wilner est un pur New-Yorkais. Né à Manhattan, il est le fils d’un professeur d’hématologie et d’une assistante sociale. Son arrière-arrière-arrière-grand-père, Moses Sofer, fut un maître de la kabbale, fondateur d’une grande lignée rabbinique. Des années 1930 aux années 1960, sa grand-mère Marie Wilner fut une peintre renommée dans l’impressionnisme abstrait. C’est comme si une forme de créativité excentrique traversait sa famille pour aboutir à un jazzman lui-même fort singulier.

Spike Wilner débute au festival de ragtime de St Louis à l’âge de 14 ans avec le « Maple Leaf Rag » de Scott Joplin avant de jouer sur le Goldenrod Showboat qui flotte sur le Mississippi.

Il étudie à la légendaire New School For Social Research's Jazz and Contemporary Music Program, sous la direction du saxophoniste Arnie Lawrence.

Il y fréquente ceux qui sont devenus avec lui les piliers de la scène jazz d’aujourd’hui : Brad Mehldau, Larry Goldings, Chris Potter, Roy Hargrove et même Eric Schenkman des Spin Doctors.

Spike Wilner étudie alors auprès des grands maitres historiques dont il est l’héritier direct : Barry Harris, Jaki Byard, Kenny Werner, Walter Davis Jr., Kenny Barron, Johnny O'Neal…

Il joue dans tous les clubs de New York dont certains n’existent plus —The Village Gate, The Angry Squire, Visiones, Augies, The West End Gate, The Village Corner.

Il sait ce qu’est un club, il en vécu les heures tardives et les rencontres enfumées.

Depuis 1994, il s’est produit à Small’s avant d’en devenir l’associé et le manager.

 

En 2010, il lance le label Small’s Live et n’a depuis cessé de se consacrer à ce club et à son atmosphère si particulière tout en enregistrant sa propre musique, en solo, trio ou quintet.

 

Smalls, Greenwhich Village, New York 

Créé en 1994, Smalls a été fondé par Mitchell Borden, infirmier diplômé, sous-marinier et violoniste, ce qui n’est pas banal.

Le lieu ne manquait pas non plus de piquant puisqu’il était ouvert toute la nuit et que, dépourvu de licence pour vendre de l’alcool, son public venait avec ses propres boissons.

Les musiciens n’ont pas tardé à s’y sentir très à l’aise et c’est toute la scène new-yorkaise qui a convergé vers ce paradis de la nuit du swing : Roy Hargrove, Norah Jones, Brad Mehldau, Jane Monheit, Chris Potter, Brian Blade, Joshua Redman…

Les événements du 11 septembre 2001 ont gravement touché l’économie new-yorkaise et le club n’a pas tardé à faire faillite. Il fut repris par un propriétaire qui en fait un bar brésilien qui ne tarda pas également à fermer : après une période de réouverture avec Mitch Borden, le club est de nouveau mis en vente. En 2007, Spike Wilner et Lee Kostrinsky s’associent à Mitch Borden pour renouer avec l’esprit conquérant d’un Smalls retrouvé.

C’est un club de quartier, un club où la communauté des musiciens vient tenter toutes les expérimentations confraternelles que lui permet un lieu dont la vocation profonde réside dans cette envie d’échange et de convivialité informelle. Avec la grandeur ironique que lui confère son nom, le rayonnement de Smalls est désormais international puisqu’il est devenu une destination immanquable pour les amateurs de jazz du monde entier.

 

Live Stream : capter l’éphémère 

Avec la lucidité d’un passionné, Spike Wilner s’est donné pour mission non seulement de donner un lieu aux musiciens pour expérimenter en toute liberté, mais il a décidé de préserver ces moments fragiles en enregistrant chaque concert.

Non content d’œuvrer en conservateur de l’instant qui fuit, il diffuse ces concerts sur le site du club : l’instantanéité est désormais partagée par tous les abonnés dans le monde. Depuis 2011, les concerts sont également filmés ce qui a généré un suivi international qui fait référence dans le monde du jazz.

En produisant aussi un catalogue d’enregistrements sous le format traditionnel du disque physique (CD), doté d’une forte identité visuelle et stylistique, avec une esthétique épurée et une belle iconographie qui constitue une autre facette de la mémoire du jazz, Smalls s’inscrit dans la durée et préserve le travail de 1000 musiciens et 10 000 concerts… archives qui s’augmentent chaque semaine de nouveaux concerts.

Fait unique dans l’histoire de la musique et du jazz, la volonté de préserver l’instant a produit une ressource documentaire déjà monumentale et qui pourrait faire école. A l’heure où les artistes doivent inventer de nouvelles manières de faire connaître leur musique, loin de circuits de toute manière en pleine recomposition, ce laboratoire créatif propose un modèle artistique et économique.

 

Un modèle solidaire 

Brouillant les frontières entre artiste et entrepreneur, Spike Wilner fait des musiciens les partenaires actifs de cette initiative. Le circuit traditionnel fondé sur la distribution et la vente d’albums physiques a cédé le pas à de nouvelles pratiques qui ne génèrent plus guère de revenus pour les musiciens, tout étant intercepté par les plateformes de diffusion et les droits d’édition. A moins d’être suivi par des millions d’auditeurs, ce qui, par définition, ne peut être le lot de la majorité des musiciens et reste l’apanage des méga-stars, la modèle actuel fait que la musique est disponible gratuitement mais sans retour pour les artistes.

Avec le Revenue Share Project, Spike Wilner et Mitch Borden proposent à la fois un mode de diffusion de la musique et la redistribution de 50% des revenus auprès des musiciens. C’est un système collectif, créé par des musiciens pour des musiciens et qui permet à la fois de financer le club et de rétribuer justement les artistes. Non seulement, il s’agit de partager les revenus mais c’est ce partage même qui permet donner à la musique une visibilité supérieure aux efforts individuels. Smalls invente ainsi une manière de stimuler la force du collectif…

Avec des archives qui comprennent quasiment chaque concert depuis 2007, Small’s offre aussi une continuité. En prenant pour base le temps d’écoute de chaque musicien, ce système permet une rétribution proportionnelle en pourcentage du total des archives. Chaque musicien possède un compte qui lui permet d’ajouter ses propres informations, et d’avoir accès à ses enregistrements. Chaque musicien est propriétaire de son enregistrement et reste libre d’en faire ce qu’il veut, y compris de le vendre à une autre entité ou encore de vendre individuellement les titres par téléchargement.

 

« We believe world peace is possible through music »

 A partir du moment où l’objectif du club est « L’amélioration de l’humanité à travers la propagation de cette musique » et repose sur des « acteurs et un public constitué d’individus à l’esprit ouvert et intelligent », on comprend la convivialité artistique qui habite le projet de Spike Wilner.

La diffusion du jazz et la volonté de partage économique procèdent donc d’un modèle humaniste propre à stimuler la scène musicale, à fédérer les enthousiasmes.

L’appel aux amateurs a surtout pour ambition de générer un large dynamisme, d’inspirer des initiatives nécessaires dans un milieu musical d’une grande âpreté économique.

 Le bouillonnement artistique turbulent de Smalls correspond à une volonté de partage convivial qui s’ouvre au monde entier : avec l’abonnement au Live Stream, Smalls est chez vous tous les soirs !

 

 

L’été, le jazz, les festivals… et le consummérisme culturel

26 juin 2014

Benny Golson

Avec l’été éclosent les festivals de jazz. Ce phénomène musico-climatique n’a pas toujours à voir avec le fleurissement spontané d’une verve artistique que les mois d’hiver auraient refoulée. Cela correspond plutôt souvent à l’exploitation touristique d’une musique rarement bien servie par ces foires aux bestiaux à prétention culturelle. Certes, il existe un certain nombre de festivals, de tailles diverses, dont les amateurs éclairés qui les animent respectent la musique. Mais le reste du temps, l’appropriation politique, le clientélisme d’artistes apparatchiks, la starification forcée, le jeunisme, la standardisation et le manque d’imagination tendent à promouvoir le caractère spectaculaire des événements au détriment de leur contenu artistique.

 

Quand on programme des guitaristes de hard-rock dans des chapiteaux au nom de la diversité du jazz, c’est qu’on recherche avec une coupable obséquiosité à attirer le touriste en short, pas à faire connaître la réalité artistique du jazz.

 

C’est pourtant le jazz qui a créé le phénomène festivalier contemporain. L’influence de la Nouvelle-Orléans, avec sa vitalité musicale permanente au sien de l’environnement urbain et son carnaval, a sans doute été déterminante. Les premiers événements de ce type ont eu lieu assez tôt, notamment au Shrine Auditorium de Los Angeles en 1930 ou avec le Carnival of Swing de 1938 affichant une vingtaine de groupes qui se produisirent sur Randall's Island (New York). Après guerre de nombreux festivals de jazz, en Europe et aux Etats-Unis ont été créés : Nice (1948), Newport (1954), Monterey (1957), Jazz à Juan (1960), etc. Aujourd’hui selon les années, ce sont environ 200 festivals de jazz qui s’organisent en France. L’objectif initial, à une époque où la diffusion musicale était sans commune mesure avec ce qu’elle est aujourd’hui, était d’offrir aux amateurs des artistes auxquels ils n’avaient pas accès.

 

Aujourd’hui, c’est l’inverse : les festivals proposent uniquement les têtes d’affiches rebattues qui bénéficient déjà de l’omniprésence médiatique. Par un cercle vicieux et démagogique consistant à ne programmer que des artistes que les gens connaissent déjà, les festivals deviennent la chambre d’enregistrement des succès construits par la publicité. Simultanément, le rapport au jazz de ces programmations ne cesse de se révéler centrifuge et de s’éloigner du cœur du jazz. Musique du monde, chanson française, rock, musiques "amplifiées" (c’est une dénomination administrative)… tout est bon pour que le jazz disparaisse des festivals de jazz, au bénéfice de la fréquentation des stands de merguez et de pacotille vacancière.

 

Heureusement, il existe quelques villages qui résistent, encore et toujours, à l’envahissement de la banalisation et choisissent la cohérence, l’exigence et le plaisir consistant à écouter de grands musiciens oubliés des programmations faute d’actualité commerciale. C’est ainsi qu’au cœur des montagnes ariégeoises, à l’ombre du château de Gaston Phébus, le festival Jazz à Foix (jazzfoix.com) propose chaque année depuis 14 ans une programmation digne d’un club new-yorkais. La concentration de stars historiques est unique dans le paysage du jazz français. Il y aura comme invité majeur du festival cet été, le saxophoniste Benny Golson, membre du légendaire quintet des Jazz Messengers de 1958 (Jazz à St Germain des Prés, Les Liaisons Dangereuses de Vadim, il y était !) et auteur de compositions phares du jazz (« Blues March », « Along Came Betty », « Whisper Not »…).

 

On remarque aussi le saxophoniste Ricky Ford, souffleur torride dont la puissance volcanique provient directement de chez Charles Mingus. Cet ancien partenaire de Roy Hargrove ou Ted Curson est aussi un infatigable pédagogue dans son fief de Toucy en Bourgogne (autre festival qui mérite le déplacement… www.toucyjazzfestival.com). Le concert du saxophoniste Gary Bartz, référence majeure pour tous les altistes contemporains, constituera un des grands événements du festival. On entendra également le pianiste Eric Reed, ancien de chez Wynton Marsalis, homme orchestre au swing poétique, âpre et lumineux, pour accompagner Mary Stallings, chanteuse dont chaque note transpire le blues qu’elle a, il est vrai, respiré à la source, chez Count Basie quand elle était encore gamine. Le jazz de Django sera illustré par le beau groupe Alma Sinti qui invite Yorgui Loeffler — sans parler de Sara Lazarus qui animera un stage de jazz vocal.

 

On pourrait citer d’autres festivals qui suivent la pente naturelle de choix lucides et cohérents. Dans l’Entre-Deux-Mers, près de Bordeaux, la petite bastide de Monségur et ses 24 Heures du Swing (www.swing-monsegur.com) a choisi rien moins qu’une rencontre entre le grand ténor Scott Hamilton et le vibraphoniste français Dany Doriz, patron du vénérable Caveau de la Huchette. Pour sa 25e édition Monségur illustre aussi d’autres aspects de la musique afro-américaine, notamment le gospel, et invite Ella Woods, chanteuse des Platters pour évoquer Ella Fitzgerald et de grands musiciens français comme Michel Pastre, Philippe Duchemin ou Francis Bourrec.

 

Au château de Beaupré, à St Cannat en Provence, les 10 ans du festival seront l’occasion d’accueillir le pianiste jamaïcain Monty Alexander et la très rare vocaliste Dena DeRose accompagnée du saxophoniste Jesse Davis (www.art-expression.net/festival.htm). À Buis les Baronnies, dans la Drôme, le Parfum de Jazz (www.parfumdejazz.com) recevra la remarquable chanteuse Sylvia Howard, le big band de Laurent Mignard, et le quartet du saxophoniste Dimitri Baevsky, altiste splendide et volubile qu’on a plus l’habitude d’entendre dans les clubs new-yorkais.

 

Il semble donc concevable qu’un festival à taille humaine, né de l’initiative d’amateurs éclairés, propose une musique variée, du French Swing de Django au big band en passant par des musiciens qui ont forgé l’histoire contemporaine du jazz. Telle est la fonction d’un festival : promouvoir la musique pour elle-même, en toute sincérité artistique et pédagogique, et non s’incliner devant les diktats de la notoriété médiatique. A ce titre, il faut saluer les initiatives qui restent fidèles à l’authentique esprit festivalier et recherchent, sans ésotérisme ni démagogie, à donner au public la matière d’une rencontre esthétique qui soit en même temps une réflexion sur la frénésie souvent douteuse du consumérisme culturel.

 

Make sure it swings,
Jean Szlamowicz

 

(Article repris sur Atlantico.fr)

Ricky Ford : The Voice of the Tenor

19 juin 2014

Ricky Ford © Philippe Chagnon

Il y a des musiciens qui proposent à l’auditeur un produit formaté, des concerts à la fois séduisants et vite oubliés. Et puis, il y a d’authentiques artistes pour lesquels la musique est le lieu d’une expression profonde.

 

Le feu qui anime Ricky Ford est toujours d’une évidence dérangeante pour l’auditeur. Sa présence charismatique est d’une telle densité qu’on sait être face à un artiste possédé par son instrument. Cette intensité évoque celle de Coltrane ou de Rollins, deux autres phares du ténor qui s’imposent, plus que par des considérations techniques ou esthétiques, par leur ferveur intuitive et immédiate.

 

Le parcours de ce bostonien né en 1954 est d’une variété significative. De Ran Blake à Lionel Hampton, de Mingus à McCoy Tyner, en passant par Mercer Ellington et Abdullah Ibrahim, Ricky Ford a exploré les vastes territoires esthétiques qui composent la carte du jazz. Cette variété que l’on oublie souvent pour considérer que la diversité du jazz, au lieu d’être intrinsèque, proviendrait nécessairement de « l’extérieur », musiques du monde et autres gadgets à la mode, renferme une richesse dont Ricky Ford parcourt tout le spectre, du blues au gospel, du free au bop avec une explosivité remarquable.

 

Ricky Ford a construit à partir de ces sources, réalisant sous son nom des enregistrements en moyenne formation (1991, Hot Brass ; 2001, Songs for my Mother, avec Bobby Few), en big band (2013, Sacred Concert), en quartet (la belle trilogie avec Jaki Byard : 1989, Manhattan Blues ; 1990, Ebony Rhapsody ; 1991, American-African Blues), en duo avec Kirk Lightsey (2003, Reeds and Keys) ou en quintet, avec James Spaulding (1987, Saxotic Stomp) ou Roy Hargrove (1989, Hard Grooving).

 

Ce qu’il faut désormais appeler une œuvre est fédéré par la sonorité énorme de Ricky Ford. Si « le style est l’homme même » pour parler comme Buffon (1753, Discours sur le style), en matière de jazz, il s’incarne dans la sonorité instrumentale, la voix. Et Ricky Ford fait partie des grandes sonorités du jazz. Nourri par Coleman Hawkins, Roland Kirk, Don Byas, Ben Webster, Dexter Gordon, Coltrane et Rollins (entre beaucoup d’autres), il a déployé une son qui lui est propre et dont l’ampleur envahit tout l’espace sonore avec une chaleur brûlante. On remarque qu’en s’inspirant de sources similaires, James Carter a développé une approche assez comparable même si leur invention a crée des univers fort différents. Comme quoi, l’imprévisible créativité du jazz ne dépend pas des recettes mais de tempérament personnel.

 

Avec Ricky Ford, la virulence de sa sonorité, à la fois rugueuse et majestueuse, renvoie à la fois au blues et au gospel, à la vigueur des jam-sessions et à la projection des big bands. La moindre inflexion de ce souffle catégorique est enracinée dans le blues. C’est ce que l’on constate dans son live avec Ted Curson consacré à Charles Mingus (2008, Plays Charles Mingus Live in Paris) et enregistré à la Sorbonne en sextet. En solo ou dans les ensembles, Ricky Ford y lance sa voix avec une autorité radicale, un lyrisme jouissif et bouleversant qui transcende « Better Git Hit in Your Soul » ou « Nostalgia in Times Square ».

 

Cet élan propre au blues est le symbole de cette double dimension du jazz, terrien et aérien, spirituel et enraciné, exigeant et évident, exubérant et intime. La voix de ténor de Ricky Ford, par sa puissance expressive, en constitue l’un des exemples les créatifs d’aujourd’hui.

 

On l’entendra cet été à Paris (2 juillet, L’improviste), Toucy (18 juillet) et Foix (21 juillet).

 

Make sure it swings,
Jean Szlamowicz

Une vision « internationale » du jazz

12 juin 2014

Wynton Marsalis, Jazz Hot N°614 (2004)

Le succès de Tigran Hamasyan, Avishai Cohen, Ibrahim Maalouf dans le monde du jazz ne cesse d’étonner. Ces musiciens, plus ou moins éloignés de la culture et de la pratique du jazz, sont aujourd’hui les figures de proue – ou plus précisément, les têtes de gondoles – du jazz. Confortablement et inévitablement installés dans les festivals dits « de jazz », ils bénéficient d’une célébrité qui dépasse le cercle des amateurs de jazz auxquels ils ont été imposés par la puissance médiatique de la publicité.

 

Il faut bien comprendre que cette présence de musiques qui se revendiquent qui orientales, qui arméniennes, et assurément « métissées », non seulement donne du jazz une image déformée, mais se trouve solidaire d’une exclusion évidente, celle des musiciens de jazz dans leur propre circuit, critique et économique. L’exotisme musical de ces musiques, produites dans un cadre occidental mais avec des éléments d’étrangeté qu’il est de bon ton d’admirer, indépendamment de toute compréhension ou de toute connaissance réelle de leur culture d’origine, est le fruit d’un marketing de l’exotisme et de l’innovation. Cette construction d’un inattendu prévisible est aux antipodes de la conception de Spirit of Jazz.

 

La position de Spirit of Jazz, à l’instar d’une revue comme Jazz Hot (www.jazzhot.net), est d’éduquer et de faire découvrir le jazz pour ce qu’il est et non comme auberge espagnole ouverte au vent des modes.

 

En effet, loin d’être un champ de connivence musicale bienheureuse, le jazz est le lieu d’affrontement de discours idéologiques. Les déclarations ne manquent pas pour définir un jazz qui serait « international », c’est-à-dire qui ne se définirait pas par rapport à la culture américaine. On trouve tout un discours qui définit ainsi un jazz « européen », issu d’une revendication aux relents isolationnistes. Un exemple, entre des centaines d’autres :

 

« Ayant ses racines dans les éléments folk régionaux, le jazz européen s’inspire largement de la grande tradition musicale classique. En ce sens, des compositeurs tels Debussy et Alban Berg ont influencé plusieurs générations de musiciens jazz. (…) Aussi diversifié que la population du vieux continent, le jazz d’Europe se détache explicitement de sa contrepartie américaine. Là, on cultive un spectre musical beaucoup plus large et l’on repousse continuellement les limites du jazz. » (« Le goût de l’Europe », Le Délit, journal de l’université McGill, 4 mars 2008)

 

Passons sur les limites intellectuelles d’une démarche s’appropriant le mot jazz pour parler d’une autre musique : c’est uniquement un jeu de langage qui permet de parler de « jazz » pour une musique qui se revendique ouvertement comme « folk-classique contemporaine européenne », c’est-à-dire, par définition, non jazz…

 

Ces décrets d’autonomisation nationaliste et d’isolationnisme culturel sont nourris par une concurrence économique et narcissique qui refuse toute prééminence artistique aux Etats-Unis. A cet égard, le monde du jazz traduit dans ses termes l’affrontement que prétend mener l’Europe dans une sorte de guerre froide culturelle anti-américaine appuyée sur « les musiques du monde ». Les tenants de ce pseudo-universalisme rejouent de manière post-coloniale et post-moderniste un conflit hégémonique où la musique n’est plus une richesse immatérielle en partage mais l’enjeu d’une suprématie symbolique et économique.

 

Traversés par « le complexe du second premier » pour reprendre les termes du psychanalyste Daniel Sibony, les discours sur le jazz (dans le monde et plus particulièrement en France et en Europe) ont alors pour subterfuge une tendance à « universaliser » cette musique au détriment de la reconnaissance de son histoire et de sa dimension culturelle américaines. Un peu comme si on prétendait faire de la littérature française en anglais…

 

Le jazz constitue en effet un champ d’appropriation et de concurrence culturelle où s’affrontent diverses conceptions de l’art et de la société. C’est aussi un enjeu politique car, en France en particulier, l’existence d’entités institutionnelles et syndicales est solidaire de discours critiques. Le jazz est ainsi un champ de discours où se mêlent des enjeux de pouvoir (prééminence médiatique et commerciale ; captation de subventions, de postes officiels, d’engagements, etc.) pour lesquels la définition d’une esthétique est nécessairement idéologique : pour vendre certains produits musicaux, il faut un discours qui les valorise et les légitime.

 

On constate ainsi le développement endémique d’un discours où les protestations de pluralisme culturel (dans des énoncés tautologiques mais grandiloquents de type « le jazz est une musique du monde ») servent une vision commerciale permettant de capter le bénéfices de représentations positives véhiculées par le mot « jazz » (les civil rights, l’antiracisme) et d’appliquer cette dénomination à toutes les musiques.

 

Ce dispositif politique s’est vu récemment mis en valeur dans le cadre de l’International Jazz Day à l’Unesco (27 avril 2012). Présidée par Herbie Hancock, c’est-à-dire un Afro-Américain servant de caution à unne vision précisément non afro-américaine, cette frénésie d’exotisme, où figuraient joueuse de koto et musique orientale, a pour contrepartie un discours sur la culture américaine conçue non comme réalité vivante mais comme origine historique lointaine. Cette dynamique simultanément post-coloniale, commerciale, multiculturaliste et anti-américaine a pour effet un certain nombre d’exclusives – qui concerne la plupart des musiciens qui ne correspondent pas à cette vision idéologique – et la négation du jazz comme fait socio-esthétique ; et ce, malgré la permanence historique du jazz « originel », c’est-à-dire ancré dans des pratiques sociales comme l’église.

 

Les protestations d’œcuménisme universaliste masquent mal une position en réalité négationniste et anti-américaine. Ce discours idéologique (« le jazz est d’origine américaine, mais il est aujourd’hui pluriel ») fait partie du grand fatras de pensées obligatoires, d’arguments et de clichés que l’amateur se doit d’énoncer pour montrer qu’il n’est pas un simple consommateur. Dans ce dictionnaire des idées reçues que Flaubert aurait pu écrire figurent « Le jazz, c’est le métissage », « Le jazz, c’est l’improvisation », « Le jazz est indéfinissable : sa diversité originelle empêche de le décrire », etc.

 

On en vient ainsi à critiquer le jazz quand il est jazz : sa pureté serait un crime idéologique. Par un étrange retournement, c’est le jazz qui serait coupable d’enfermement ! Il faudra donc un jour expliquer à Harold Mabern, Scott Hamilton, Kenny Barron, Eddie Daniels, Wynton Marsalis, Charles Tolliver ou Ricky Ford que la musique qu’ils jouent depuis l’enfance, et dont ils ont écrit des pages non négligeables, fait fausse route et qu’elle est, d’une certain manière, illégitime au regard des exigences de l’histoire décrétées par les ministères et les marchands.

 

On remarquera au passage que ce discours esthétique fondé sur l’appropriation franco-européenne d’une réalité culturelle américaine et sur la défense de corporations nationales passe par une phraséologie libertaire. Car l’air du temps est à la célébration d’un plaisir de consommation illimité, préservé par une posture pseudo-critique, ce que le philosophe et fin pianiste Vladimir Jankélévitch avait déjà pressenti quand il remarquait : « De tous les conformismes, le conformisme du non-conformisme est le plus répandu aujourd’hui » (Quelque part dans l’inachevé, 1978).

 

Make sure it swings,
Jean Szlamowicz